5 mai 2011

Groupe de recherche histoire et mémoire


« Unique dans le monde arabe, l’Instance équité et réconciliation (IER) a opéré ces dernières années au Maroc, symbole d’une ébauche de transition démocratique qui demeure pourtant encore incertaine. Si dans d’autres pays (Argentine, Chili, Uruguay, Afrique du Sud) la création de commissions chargées d’enquêter sur le passé récent a été le résultat d’un changement politique, au Maroc il y a une continuité entre l’ancien et le nouveau régime.
L’observateur de la transition vécue par le Maroc depuis 1999 - date de l’accès au pouvoir de Mohamed VI, après un long règne de son père, marqué une empreinte autoritaire et un réformisme discutable, dont les ressorts profonds cachent difficilement une mise au pas sanglante de l’opposition, résultat d’un clivage radical et d’une lutte pour l’hégémonie entre le mouvement national et le palais - a plusieurs raisons pour marquer son scepticisme. Les signes de rupture entre les deux règnes ne sont pas évidents et la revendication de la continuité est là pour affirmer une déférence tétanisante et résignée envers un Roi défunt, incontestablement aussi fort que controversé, et brouiller les repères voire neutraliser les effets de certains actes qui peuvent être assimilés à des ruptures. Si la différence de style du nouveau Roi s’impose comme le marqueur d’un nouvel esprit, l’agenda lui est largement inspiré par le prédécesseur.
Le retour sur les années de plomb et le projet de réconciliation est à ce titre emblématique pour illustrer ce paradoxe de l’institution monarchique au Maroc. Acteur principal aux côtés de la société civile d’une volonté de réconciliation, elle n’hésite pas à endosser les habits d’un épouvantail des dérives autoritaires sans mesurer les dividendes d’un possible travail de mémoire qui a fini par reconstituer les conditions d’un usage partagé de la violence dans une compétition politique incertaine au lendemain de l’indépendance.
L’IER a été crée en 2004. La période couverte par son mandat est la plus longue qu’une commission de la vérité ait eu à traiter (43 ans). Les crises de violence politique qui ont occasionné des violations graves des droits de l’Homme sont de nature très variée et ont impliqué de nombreux acteurs étatiques, et parfois non étatiques. En l’absence d’une documentation fiable et de travaux académiques sur certains épisodes de l’histoire du temps présent au Maroc, le travail de l’IER en matière d’établissement de la vérité a pris plusieurs formes. Les auditions publiques des victimes, diffusées sur les médias publics, les centaines de témoignages enregistrés et conservés dans les archives de l’Instance, les colloques académiques et les dizaines de séminaires organisés par l’IER ou par des ONG de toutes natures ont permis d’amplifier le débat public pluraliste et serein sur près d’un demi-siècle de l’histoire nationale. Ces activités ont permis aussi d’avancer de manière considérable dans l’établissement de la vérité sur plusieurs épisodes de cette histoire et sur plusieurs types de violations, restés jusque là marqués par le silence, le tabou ou la rumeur, dont notamment la question des disparitions forcées. Cette notion a en effet couvert dans le débat national sur la question des droits de l’Homme plusieurs catégories de personnes dont le sort est demeuré inconnu. Afin de clarifier cette situation, l’IER a adopté une méthodologie de travail en deux phases parallèles.
Les enquêtes de terrain, qui ont notamment comporté des entretiens systématiques avec les familles des personnes portées disparues, le recueil de témoignages d’anciens disparus « réapparus » libérés, des visites de constatation in situ et d’enquête dans les anciens lieux de détention ou de séquestration et l’audition d’anciens gardiens ayant exercé dans ces lieux.
La recherche documentaire et l’examen des archives. L’IER a ainsi rassemblé et analysé l’ensemble des documents disponibles au niveau national et international (listes, sites web, rapports, etc. ) faisant référence, à un titre ou un autre, à des cas de disparition (listes des ONG marocaines, listes fournies par Amnesty International, documents du Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées et involontaires -GTDFI-, ...) et procédé à l’examen des réponses des forces de sécurité et, dans les cas de violations survenues dans les contextes de conflit armé, de celles de l’armée ainsi que les documents disponibles du Comité international de la Croix Rouge (CICR).
Le travail de l’IER a mis les concepts de mémoire et d’histoire au centre des préoccupations de la recherche. Il interpellé aussi bien les historiens que les politistes. Les membres de la commission, lestés de spécialistes de l’histoire nationale et de politologues, n’ont pas cessé de regretter l’impossibilité de documenter les témoignages des victimes, l’inorganisation voire l’inexistence des archives, la nécessité de fabriquer l’histoire en situation d’arbitrage ou en situation juridictionnelle et dans l’urgence (comme récemment ces historiens français ou allemands invités habituels des prétoires  comme témoins à charge ou à décharge dans des procès de plus en plus médiatisés des négationnistes ou des collaborateurs du gouvernement de Vichy en France). 
Notre projet  ne consiste pas uniquement à traiter cette masse de données produites par l’instance en substitution aux historiens, mais d’entreprendre la recherche dans deux directions. Il s’agira d’abord d’étudier les conditions de production de ce matériau varié (audition, entretiens, littérature carcérale, films sur les années de plomb). Il faudra ensuite analyser la réception de ces flots d’information sur les horreurs de la confrontation politique par les différents protagonistes et prendre en compte le fonctionnement des processus de reclassement et de déclassement qui en ont découlé ».

Intérêt scientifique : Les questions mémorielles étant au cœur du débat public d’aujourd’hui, il s’agit de renouveler les questionnements autour des concepts d’histoire et de mémoire.